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13 févr. 2023
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Audrey Millet (chercheuse): “Le prochain grand scandale sanitaire concernera la toxicité des vêtements”

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13 févr. 2023

L’historienne Audrey Millet avait retenu l’attention de la filière mode en publiant en 2021 son “Livre Noir de la Mode”. Ouvrage très engagé pour un changement des pratiques de l’industrie suite auquel elle a été mandatée par le Parlement Européen pour réaliser un rapport sur la présence de produits nocifs dans les vêtements vendus en Europe, présenté le 30 janvier à Bruxelles. Travail dont la suite immédiate devrait être une série de tests de vêtements, commandités par Bruxelles, dans les prochaines semaines. La chercheuse, ex-styliste, docteure en histoire et chercheuse à l'université d'Oslo, confie à FashionNetwork.com ses difficultés à faire financer des recherches sur le sujet, malgré de forts enjeux d’image pour les marques, et surtout de santé et fertilité pour leurs consommateurs.


Audrey Millet - DR



FNW : Nous arrivons au 10 ans du drame du Rana Plaza. Selon vous, nous sommes face à un autre drame de grande envergure : l'impact des produits chimiques dans les vêtements sur la santé. Ce problème serait simplement moins soudain, plus insidieux ? 

AM: Je n’aime pas parler du Rana Plaza, car il y a d’autres drames régulièrement dans le secteur textile, comme dans cette usine qui s’est retrouvée inondée au Maroc. Le drame au Bangladesh a forcé les politiques à s'intéresser à la question des conditions de production, et à mobiliser de nombreuses associations comme Clean Clothes Campaign.

Avec les produits chimiques, nous sommes face à des morts plus lentes, des effets dans la durée. Et, sur ce sujet, les marques ne doivent pas attendre que ce soit les consommateurs qui se réveillent. Et ce n’est pas qu’une question de prix: cette question touche tous les niveaux de gamme. J’en ai parlé à des chief sustainability officer de grands groupes de luxe. Et ils savent que le prochain grand scandale sanitaire sera la toxicité des vêtements. Pour l’heure, cela bloque sur les investissements qu'une démarche sur ces questions impliquerait.

FNW: Quel est le degré d’urgence de la question des produits nocifs dans l’habillement ?

AM: On parle d’un problème dont les effets se font sur plusieurs générations. On parle d’infertilité. Les femmes ont de plus en plus de mal à avoir d’enfants. Il y a d’autres facteurs comme la nourriture, mais personne ne se méfie de ses vêtements, puisqu’on ne les mange pas. L’enjeu est que dans deux générations nous ne puissions plus avoir d’enfants. Tous les intrants seraient à modifier, comme ceux par exemple destinés à obtenir un repassage facile, ou un vêtement infroissable. Il faut également regarder comment sont obtenues les couleurs, et avec quels produits. Il y a la question des nanoparticules, qui est en elle-même extrêmement problématique, et qu’il y aurait matière à observer. Car les nanoparticules pourraient être les pires substances en termes d'effets.

FNW: Comment avez-vous commencé à travailler sur la question des produits nocifs dans les vêtements ?

AM: Ce travail est parti d’un de mes livres, avant même le Livre Noir de la Mode. En le préparant, j’ai rencontré un gamin au Penjab en Inde, qui est décédé peu après suite à son exposition aux pesticides. Je me suis demandé comment on pouvait être aussi malade à seulement six ans. Pour en savoir plus, j’ai donc croisé les sciences exactes et les sciences humaines, car sur ce type de problème, entendre seulement un chimiste ou un sociologue ne donne pas une vision entière du problème. Mais l’un des malheurs de ce type de recherche est qu’elles n’intéressent personne. Dans la mode comme dans d’autres secteurs. C’est ce qui rend d’autant plus important le travail que je viens de faire pour le Parlement Européen, car c’est la première fois que j’ai eu les moyens de faire cette recherche.

FNW: La question touche-telle plus particulièrement certains produits ou étapes de production ?

AM : C’est tout le drame: faute d’étude approfondie, on ne peut dire quels sont les produits les plus concernés. Côté production, il se joue des choses graves dès l’étape des pesticides, dans les champs où poussent les futurs matériaux. Mais les dernières étapes de production textile posent de grands problèmes. Et c’est un sujet qui pose un autre enjeu: les consommateurs sont-ils prêts à accepter moins de confort pour plus de sécurité dans leurs vêtements ?

Autre enjeu: même si on lave une ou deux fois son nouveau vêtement avant de le mettre, ces intrants partent dans la nature, et reviennent par les aliments dans nos assiettes.

Tout revient à une question de traçabilité: si les marques jouent le jeu, c’est là-dessus qu’elles vont avancer. Mais les marques disent encore aujourd’hui: "On ne sait pas, ça vient d’un sous-traitant". Or, dans le cas des teintes, les spécialistes doivent être rigoureusement exactes dans les colories, et sont donc en mesure de livrer l’exacte composition des teintures à leurs donneurs d’ordres.

”Cette question touche tous les niveaux de gamme”



FNW: Votre rapport pointe les limites de la norme européenne Reach, qui encadre l'utilisation des substances chimiques, face aux importations…

AM:
Nous avons la norme Reach. Nous avons des professionnels occidentaux qui investissent sur ces questions-là. Mais c’est aussi aux occidentaux d’imposer des meilleures pratiques à leurs chaînes d’approvisionnement. Il faut contraindre, et si possible avec des actions coordonnées. Tout comme l’Accord a pu le faire pour la sécurité des usines au Bangladesh. De la même manière qu’on ne vend pas de surimi radioactif, on ne vend pas des vêtements qui peuvent tuer des gens petits à petits, et les rendre infertile.


Shutterstock



FNW: Il a fallu du temps pour sensibiliser les marques aux questions environnementales. Deviennent-elles réactives sur ces questions de nocivité ?

AM: Je pense que les marques ont tout intérêt à adopter des discours dédiés. A dire: "Nous on a pas de phtalate dans nos vêtements, nous on a pas d’éthylène dans les chaussures". Tout comme on marque "sans parabène" sur les shampoings. C’est une vraie stratégie marketing, en plus d’un enjeu moral. Or, la fringue me semble être pour l’heure le dernier des derniers problèmes des gens. Mais les marques sentent qu’elles vont être dans la merde (sic). J’ai eu des marques qui n’avaient pas répondu aux sollicitations, mais qui sont revenues vers moi après publication du rapport de l’UE. Il y a un enjeu de réputation qui monte. 

FNW: Vous avez été sollicitée par les eurodéputés pour choisir un laboratoire en vue d’une vague de tests ? 

AM: Saskia Bricmont (eurodéputée belge) et le parlement européen m’ont demandé de désigner un laboratoire qui va faire des analyses de vêtements en Europe. Cela peut aller très vite, n’être qu’une question de semaines. Car les élus européens espèrent que cela bouge. Pour l’heure, à part FashionNetwork.com et l’Avenir, personne n’a parlé du rapport européen, là où normalement la parole de l’UE alerte sur ce type de danger.

Il faut noter que Greenpeace a mené dernièrement ce type de tests chimiques. Mais uniquement sur Shein. Or pas besoin de tester Shein pour savoir à quoi s’en tenir avec la marque. Et c’était intellectuellement un peu trompeur: cela associe ce problème à Shein, alors que le problème est plus généralisé.

FNW: Le financement de la recherche est un problème général. Est-ce le cas sur un sujet de consommation comme l'habillement ? 


AM: Je n’attends qu’une chose, c’est qu’on me donne 100.000 euros pour ne faire que cela. Pour vraiment analyser, jauger, croiser les données... Mais il y a d’abord un problème de discipline: les gens se demandent pourquoi une historienne leur parle de phthalates. Ensuite, on m’explique qu’il y a des choses plus importantes, comme les enjeux économiques. Là où moi j’estime que les filières se tirent une balle dans le pied en ne finançant pas des gens pour trouver des solutions.
Je ne peux pas travailler en France. Personne ne veut me financer, facultés comprises. Pas tellement par craintes des poursuites venant de grands groupes ou marques qui seraient analysées, non. Mais parce que les conclusions les ennuieraient. Car ces conclusions seraient sans doute reprises par des ONG. Auxquelles les financeurs seraient alors associés indirectement.
Ces questions de financement montrent un décalage car, à côté, toutes les marques, petites et grandes, se disent “éveillées” sur l’environnement, l’inclusivité, les questions raciales… C’est pour cela que j’ai titré mon prochain livre “Woke Washing*”.
J’attends actuellement une réponse pour une bourse pour aller à Prato ( en Italie, ndlr) faire des analyses sur les travailleurs du textile, exposés aux produits.


Audrey Millet et l'Eurodéputée Saskia Bricmont le 30 janvier au Parlement Européen, lors de la présentation du rapport sur la toxicité des vêtements - DR



FNW : Les lois Agec et Climat font actuellement évoluer l’affichage sur les produits. Les produits chimiques devraient-ils être la prochaine étape, pour les étiquettes ?

AM: Ce sera justement mon prochain travail. Effectivement, les produits chimiques devraient être indiqués sur les produits. Il va falloir redéfinir les étiquettes. Sachant qu’il y a déjà selon les pays des problèmes d’affichage pour la matière elle-même: comme je le raconte dans le rapport, en Italie, on tombe sur des étiquettes indiquant « 3% d'élasthanne » mais ne précisant pas le reste des matériaux. On part donc de loin.

Ensuite, comme le savent certains professionnels, il existe une loi sur ce sujet en Californie. Mais elle est horrible: elle n'interdit pas la présence de ces produits. Elle oblige simplement à le stipuler. Il est donc écrit sur les produits proposés en magasin qu’ils contiennent « des substances considérées comme cancérigène, mutagène ou toxiques ». Un produit que l'Etat laisse malgré cela aller jusqu'au consommateur. Aucun consommateur ne devrait avoir la possibilité de se retrouver avec ce type de produits dans les mains.


*Woke Fashion - Capitalisme, consumérisme, opportunisme”, par Audrey Millet. Publié aux Editions Les Pérégrines le 7 avril 2023

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