Traduit par
Clémentine Martin
Publié le
16 déc. 2021
Temps de lecture
8 minutes
Télécharger
Télécharger l'article
Imprimer
Taille du texte

Capitale méconnue, Kiev veut monter en puissance sur la scène mode, art et culture

Traduit par
Clémentine Martin
Publié le
16 déc. 2021

Grandement menacés par la pandémie, les événements physiques traditionnels tels que les défilés et les Fashion Weeks ont rapidement dû se réinventer au format digital et la question de la pertinence et de l’impact médiatique des événements présentiels s’est nécessairement posée. Ceux qui critiquaient les excès parfois injustifiables de l’ère "pré-pandémie" n’avaient pas forcément tort, mais les fervents défenseurs de l’expérience physique comme valeur ajoutée difficile à remplacer ne manquaient pas non plus d’arguments. Pour proposer un terrain d’entente, la plateforme créative multidisciplinaire "Kyiv Art & Fashion Days" a été fondée, mêlant la culture, la mode et la découverte des talents émergents pour faire connaître la scène artistique et les atouts d’une capitale jusqu’à présent largement méconnue.


Gudu Kyiv Art & Fashion Days - Kyiv Art & Fashion Days


"Cette aventure sous forme de plateforme est indispensable pour ce genre de pays. Les designers ukrainiens et géorgiens ont les yeux rivés sur Paris et Milan, des villes qui sont très saturées de propositions", analyse la fondatrice du projet, Sofia Tchkonia. Pour cette entrepreneuse qui tient également les rênes de la Fashion Week de Tbilisi, "il faut abandonner cette mentalité" afin d’ouvrir des espaces sur des "scènes alternatives" libérées de la pression des capitales de mode internationale, qui génèrent des mouvements aux énergies plus audacieuses et alternatives. "Il faut trouver un moyen de faire venir les gens, de leur faire découvrir la scène locale et les rapprocher de la créativité de leurs créateurs. Ces talents doivent être découverts et il faut les soutenir pour qu’ils trouvent une manière de se faire connaître du public", explique-t-elle. Elle entend bien renouveler le succès de la première édition de l’événement en l’organisant à nouveau l’an prochain.

Capitales émergentes et événements basés sur l’expérience

L’idée: proposer au secteur de nouveaux centres attractifs. Un projet que le cinéaste et directeur de la plateforme culturelle Liberatum, Tomas Auskas, soutient entièrement, comme il le réaffirme durant un colloque organisé dans l’une des salles des grands magasins Tsum. Il souligne le potentiel "d’effervescence de villes moins développées en tant que capitales de mode", comme Kiev, Tbilisi ou Mexico. Car comme le fait valoir Keanan Duffy, designer et professeur à la Parsons School of Design, la pandémie a aussi représenté "une occasion de repenser" notre manière d’agir et de comprendre l’industrie. "Le succès de la mode semble toujours être lié à la notion de développement et de croissance des ventes, mais d’après mon expérience, la collaboration artistique et l’absence de peur de l’échec sont vraiment fondamentaux", ajoute-t-il. La créativité est, d’après lui, une réponse positive aux bouleversements actuels.



Sofia Tchkonia


Le directeur mode de Vogue Ukraine, Vena Brykalin, estime que la création locale reste un grand défi à relever et que Paris, Milan, Londres et New York resteront intouchables. Mais il insiste malgré tout sur un changement des tendances amené par la pandémie. "Les grandes marques vont continuer à organiser d’immenses défilés massifs, mais les talents émergents ne doivent pas les affronter sur ce terrain pour une raison toute simple: elles n’ont pas le budget pour lutter. Il faut rechercher des alternatives digitales ou organiser des événements dans des villes émergentes", assure-t-il. Un marché de niche qui est devenu la spécialité de Sofia Tchkonia, dont le succès repose sur sa capacité à rassembler de jeunes talents en leur proposant de construire des synergies et en montant des alliances stratégiques avec d’autres secteurs comme le tourisme et la gastronomie pour raconter l’histoire de capitales éloignées des feux des projecteurs. Loin d’être des Fashion Weeks périphériques, ces événements proposent de véritables plateformes d’expériences et d’interactions susceptibles de susciter l’intérêt et la curiosité.

Le magnétisme de Kiev



"Kiev est une ville magnétique. Elle attire les créatifs et fait confluer ses énergies en un courant unique et puissant", analyse le créateur géorgien Lasha Mdinaradze, qui soutient qu’une véritable bouffée d’air frais se respire sur la scène artistique de la ville. Son histoire d’amour avec la capitale des coupoles dorées et des reliques architecturales de l’ère soviétique remonte à 2015. C’est à cette époque qu’il a décidé d’y installer sa marque Gudu, proposant des vêtements habillés émancipateurs, à travers un univers où l’art converge avec les références musicales. La collection printemps-été 2022 de la griffe a été présentée au musée historique dédié à l’œuvre de l’humaniste ukrainien Tara Shevchenko, dans un jeu de contrastes fascinants.

Chez Gudu, les designs irrévérencieux s’approprient la croix de Bolnissi pour la réinterpréter et rencontrent des tenues de soirée dont l’esthétique est intimement liée à celle de la discothèque à la mode de la ville, qui porte le nom de la rue où elle se trouve: Kyrylivska. Un pendant ukrainien du club berlinois Berghain, fleuron de l’esprit enthousiaste et cosmopolite de sa scène créative. "Cet événement raconte le dialogue entre l’art et la mode, c’est une grande opportunité de provoquer des rencontres entre différents artistes via une plateforme unique". De son côté, son compatriote Irakli Rusadze, fondateur de la griffe minimaliste Situationist, fait lui aussi référence à sa terre d’origine lors de la présentation de sa collection automne-hiver 2021 chez Tsum. Au programme: une foule d’accessoires tissés à la main, reflétant les traditions de haute montagne de la région de Svanetia.


Valery Kovalska - Valery Kovalska x Tsum


Lake Studio, la marque d’inspiration naturelle fondée par le duo formé par Anastasia Riabokon et Olesya Kononova, fusionne plusieurs disciplines lors d’une présentation au théâtre Suzir’ya au format "see now buy now". Le collectif Dahk Daughters y réalise une performance mêlant les dialectes et les instruments avec une réflexion sur l’identité des femmes. "Notre marque est une symbiose de dimensions culturelles, d’art contemporain et de mode intellectuelle", expliquent les deux fondatrices, qui ont imaginé un spectacle rythmé aux influences traditionnelles. Leurs collections proviennent en grande partie de collaborations avec des artistes, des illustrateurs ou des joailliers. "En participant à cet événement, notre principal objectif était de soutenir un projet sans précédent et d’attirer l’attention du public sur l’art contemporain", poursuivent-elles. Leur marque s’est toujours voulue "éducative".

La galerie Avangarden partage ce point de vue et fusionne la musique traditionnelle ukrainienne avec un dialogue entre l’artiste textile spécialisée dans les tapisseries graphiques Oskana Levchenya et la marque d’artisanat Gunia Project. "En rassemblant des artistes sous une même étiquette, nous voulons montrer ce qu’est l’Ukraine moderne: élégante et faisant preuve d’un peu d’audace, rendant hommage aux traditions tout en les remettant en question. L’esthétique ukrainienne est toujours fraîche et d’actualité, même quand elle plonge ses racines dans le passé", analysent les responsables de l’exposition, confrontant le folklore et l’avant-garde.

Cette description pourrait aussi s’appliquer à la marque Litkovskaya, qui intègre les enseignements d’une famille de tailleurs traditionnels, transmis de génération en génération, à des créations pour les femmes modernes. Sa fondatrice, Lilia, se cache aussi derrière une collection qui utilise les techniques ancestrales de tissage de tapis pour élaborer des manteaux et des vestes uniques. Un projet qui préserve le savoir-faire typique des Carpates tout en créant de l’emploi pour les femmes de la région.


Grand magasin Tsum à Kiev - Tsum


Parmi les univers les plus pop, on retiendra celui de Frolov, une griffe de prêt-à-couture qui fait chavirer le cœur des stars de la pop avec ses corsets et ses broderies artisanales. Citons aussi Valery Kovalska, créatrice de la marque éponyme fondée en 2010. Elle a récemment habillé Jennifer Lopez, Cardi B et Charlène de Monaco et se spécialise dans les tailleurs modernes et les robes sensuelles, faisant partie des visages les plus connus à l’étranger de la jeune scène ukrainienne. "La marque a commencé par se faire connaître à l’international, ce qui m’a aidée à développer l’activité au niveau local", explique Valery Kovalska durant la visite de son showroom. Comme pour beaucoup d’autres créateurs locaux, les États-Unis et les Émirats Arabes Unis font partie de ses principaux marchés.

Avant-garde post-soviétique



Le collectif géorgien d’art visuel et de mode The Fungus, quant à lui, se distingue par son esthétique avant-gardiste et contestataire, avec une exposition performance mettant en évidence les limites de la mode mainstream. "Le vêtement est l’un des attributs les plus significatifs de l’auto-expression humaine. Dans les pays patriarcaux, traditionnels et souvent discriminatoires, le vêtement devient une façon de protester ou acquiert le sens d’armure", défendent ses membres à travers leurs œuvres. Ce qu’ils dénoncent: la "désaccréditation" menée par l’industrie de la mode, qui "s’inspire des cultures et sous-cultures queer et underground, mais se limite souvent à en adopter la forme sans contexte, en rendant invisible le contenu principal de la culture queer".



Lake studio


La contre-culture est aussi centrale chez Hrishnytsia, un nouveau fanzine artistique créé par la photographe Julie Poley. Dans l’optique de bouleverser les idées préconçues, cette artiste référente de la nouvelle vague féministe ukrainienne organise une présentation désinhibée au Star Rhino, l’un des clubs de strip-tease emblématiques de la ville. Pas de femmes exploitées, cependant, mais des drag-queens libérées, des tatoueurs et des danseuses sportives qui prennent d’assaut la scène, lui donnant un tout autre sens. À nouveau, l’univers culturel de Kiev montre comment répondre au conservatisme et à l’oppression des femmes et des minorités: avec des propositions libres et innovantes.

Face à la menace d’une intervention militaire russe après l’annexion contestée de la péninsule de Crimée en 2014 et sous le regard attentif de Washington et du Kremlin, le talent ukrainien a maintenant un nouveau défi à relever: continuer à grandir malgré ce contexte troublé. La scène ne manque ni de courage ni de personnalité, et son esprit combattif pourrait bien être l’une de ses caractéristiques les plus séduisantes.

Tous droits de reproduction et de représentation réservés.
© 2024 FashionNetwork.com