Publié le
5 juin 2020
Temps de lecture
6 minutes
Télécharger
Télécharger l'article
Imprimer
Taille du texte

Masques : les stocks d'invendus menacent l'industrie textile

Publié le
5 juin 2020

L'industrie textile française a désormais en stock près de 60 millions de masques ou matériaux qui leur sont destinés. Un chiffre problématique, à l'heure où le déconfinement a provoqué la concurrence d'importations massives. FashionNetwork.com révèle que le ministère des Finances et de l'Industrie s'apprête à installer dans la semaine du 8 juin une mission destinée à trouver des débouchés pour ces masques. Avec, espère la filière, un engagement de l'État à reprendre les éventuels invendus pour reconstituer ses propres stocks.


Une usine Louis Vuitton en avril dernier - David Gallard



Il faut en effet se souvenir que c'était Bercy qui avait en avril fait pression pour accélérer la production nationale de masques : Bercy estimait alors à plus de 41 millions le nombre de masques grand public produits par une filière textile rapidement mobilisée. Celle-ci trouvait dans ce débouché de crise une alternative à la fermeture ou au chômage partiel, à l'heure où les carnets de commandes se vidaient. Mais, bientôt un mois après le confinement, la donne a changé : après avoir appelé de leurs vœux l'autonomie française, État et collectivités ont commandé des dizaines de millions de masques réutilisables en Asie. Tandis que, du côté des industriels français du textile, la demande a calé dès le déconfinement.

"Nous sommes dans une situation délicate", confirme Marc Pradal (société Kiplay) président de l'Union française des industries mode/habillement (UFIMH). "Il y a eu une montée en puissance de la production française, qui est arrivée à 10 millions de masques par jour. Mais il y a eu en face des importations très importantes de masques. Tout ceci occasionne aujourd'hui des surstocks très problématiques pour notre filière. Le groupement Savoir-Faire Ensemble s'en est ému, et a écrit à la secrétaire d'État Agnès Pannier-Runacher, pour faire en sorte d'être aidé dans cette mission d'écouler les stocks de masques."

Une démarche qui va donc prendre la forme d'une mission confiée à deux représentants de la filière, investis prochainement par Bercy. Les 60 millions de masques constituant aujourd'hui les stocks de la seule filière textile se composent de 30 millions de masques fabriqués en France, auxquels s'ajoutent des masques produits par des sociétés françaises depuis l'étranger. Sans oublier un imposant stock de matériaux (tissus, fils, élastiques…) concentré chez les fabricants de matières ou les façonniers eux-mêmes. L'approvisionnement en matériaux fut en effet une problématique pour la production de masques en avril. Poussant certaines filières régionales à improviser un sourcing centralisé, comme nous l'expliquait fin mars Laurent Vandenbor, délégué de Mode Grand Ouest.

"La production de masques est à l'arrêt pour tous les acteurs que je connais", nous indique aujourd'hui le responsable régional. "Tout simplement parce qu'on ne peut pas prendre le risque de laisser s'envoler des stocks déjà élevés. Une chaine complète s'était formée, avec l'amont de la filière, mais qui est touchée par un coup d'arrêt. On est désormais dans un 'entre-deux' qui rend la situation insupportable pour des acteurs qui se sont engagés, qui ont acheté de la matière, lancé des fabrications… Dans une période où ce n'est pas le moment de rester dans des invendus, avec une activité textile classique qui est à côté elle-même en fort ralentissement."

Les invendus repris par l'État ?

"On nous a dit 'Produisez, il y aura des besoins !' sans qu'on ait une réelle visibilité sur la taille du marché, ce qui explique pour moi une partie de notre problématique actuelle", estime de son côté Paul de Montclos (société Garnier-Thiebaut), président du label France Terre Textile. "On nous a laissés penser qu'il y avait des besoins, alors que le marché avait tendance à partir à l'exportation, voire à se saturer. Ce qui met la filière dans une position délicate. Car ce qui a été au démarrage un amortisseur à la crise se retourne contre nous. Or, certains ont investi, ont instauré des heures supplémentaires, réorganisé leurs structures, certains ont même envisagé de faire du masque une activité pérenne. Et on se retrouve finalement avec des situations très tendues dans nos filières".


David Gallard/Louis Vuitton



Une situation dans laquelle les représentants de la filière cherchent naturellement à sécuriser les entreprises, notamment en s'assurant que les stocks de masques trouveront quoiqu'il arrive preneurs. Sur ce point, la demande a d'ores-et-déjà été clairement adressée à Bercy, dans le cadre de la future mission sur les masques tricolores, confie Marc Pradal à FashionNetwork.com. "Dans le projet de lettre de mission ministérielle, le Comité Stratégique de Filière (CSF) Mode et Luxe a fait ajouter un paragraphe : une demande d'aide à l'État français pour qu'il achète les stocks restants" explique le responsable. "La lettre de mission fait l'objet d'échange entre la direction générale des entreprises (DGE) et le CSF. La version finale du document devrait être connue dans les prochains jours".

"C'est bien de le demander, car c'est l'occasion pour l'État de constituer un stock stratégique au cas où une situation pandémique se représente", pour Paul de Montclos. "Peut-être même cette question aurait-elle dû être posée avant. Car on a beaucoup cadré les questions techniques, en multipliant les processus de contrôle, d'homologation, de tests. On a fait tout cela, sur demande de l'État. Qui est malgré tout allé chercher des masques à l'étranger, sans appel d'offre ou concertation avec notre industrie. Il y a un exemple qui me parait éloquent : nos propres clients sont livrés par des employés de La Poste qui portent des masques vietnamiens. Il ne faut donc pas s'étonner qu'il y ait des problèmes derrière. Non seulement nous n'aurons peut-être plus envie de nous mobiliser, mais nous n'en aurons même peut-être plus les moyens…"

Remettre le Made in France au cœur des décisions



Cet écueil de la concurrence des masques étrangers, qui fait peser une menace sur l'offre française, avait été identifié très tôt durant le mois de mai. "La pérennité de l'activité masque est très faible. Sauf si on parvient à démontrer que les masques Made in France sont beaucoup mieux que tout ce qui est importé", nous expliquait il y a quelques semaines le président de l'Union des Industries Textile (UIT), Yves Dubief (société Tenthorey). "Ce qui pousserait à se tourner vers ces fabrications locales. Avec plus d'emploi local, de développement durable, de traçabilité sanitaire, de fiabilité des délais..." (relire notre interview).

"La filière paie aujourd'hui son extraordinaire réactivité", pour Laurent Vandenbor. "Ce que j'invite de mes vœux, au nom de l'ensemble de nos entreprises, c'est que tous les gros acheteurs songent à consulter leur hiérarchie sur cette question, pour privilégier des productions locales. Et que les élus s'interrogent sur le prix, quand ils achètent pas cher tout de suite, mais surtout sur son coût : combien coûteront 800 000 demandeurs d'emplois en plus, si notre filière n'est pas soutenue ? Car commander ailleurs, c'est nous priver de commandes alors que l'on sait faire, et à des prix compétitifs. Il faut que chacun se repose les bonnes questions" insiste le responsable, qui évoque les 250 000 masques livrables en 24h dont dispose le label Masques-de-Louest de la filière locale.

Une mise en avant du made in France autour de laquelle s'est notamment constitué le groupement "Savoir Faire Ensemble", via le CSF et avec le soutien de Bercy. Une appellation destinée à mettre en évidence des masques fabriqués en France, et avec des tissus réalisés eux-mêmes dans l'Hexagone. Ces masques sont par ailleurs homologués par la direction générale des armées (DGA), tandis que leurs lavages sont testés par l'IFTH (Institut Français du Textile-Habillement). "Guillaume Gibault (dirigeant du Slip Français, ndlr) et notre groupement avons par ailleurs commencé à imaginer comment contacter toutes les grandes entreprises et la grande distribution, afin de leur demander de privilégier des masques made in France plutôt que des importations", confie en outre Marc Pradal.

Pour le dirigeant de l'UFIMH, "il y aura quelques réassorts, mais il faudra voir si le futur permet d'utiliser ces stocks". Parmi de nombreux facteurs d'incertitudes auxquels fait face la filière, l'avenir-même des masques pose question. Selon l'évolution de la pandémie, et la volonté des consommateurs, entreprises et institutions de conserver un temps les gestes barrières, l'avenir des équipements individuels de protection peut changer du tout au tout. "Personne ne sait quel rôle ces masques joueront demain", résume Marc Pradal.


 

Tous droits de reproduction et de représentation réservés.
© 2024 FashionNetwork.com