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27 janv. 2021
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Yann Rivoallan (The Other Store): "Les marques de mode doivent capter les qualités des DNVB"

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27 janv. 2021

Yann Rivoallan le concède, depuis mars 2020 ces semaines sont particulièrement denses. Avec la crise, le dirigeant s'affiche sur les différents fronts. Administrateur de la Fédération du prêt-à-porter féminin et élu en décembre au bureau de l'Union françaises des industries de la mode et de l'habillement, il multiplie les webinaires délivrant des conseils sur la stratégie digitale des entreprises de mode. Mais le cofondateur de The Other Store, qui accompagne depuis une douzaine d'années les entreprises de mode dans leur stratégie e-commerce, a surtout été au coeur du réacteur de l'activité du secteur en 2020. Pour FashionNetwork.com, il revient sur cette année si particulière, durant laquelle le digital s'est imposé, synonyme de records pour sa société. Et analyse les premières semaines d'activité de 2021 et livre ses visions pour l'année.


Yann Rivoallan - The Other Store



FashionNetwork.com : The Other Store opère les stratégies de nombreuses marques du secteur. Quels sont les retours du début du mois de janvier, durant lequel les ventes privées ont été nombreuses, et des premiers jours des soldes?

Yann Rivoallan :
Le début d'année est très compliqué. Nous avons vécu une période historique avec des croissances supérieures à 100% en novembre et en décembre. Mais le début janvier est difficile. En moyenne, pour nos marques, le démarrage online des soldes s'est bien passé, mais le marché est beaucoup plus négatif. Et en boutiques la situation est complexe. Sur les deux premiers jours de soldes, pour certaines marques nous avons fait des chiffres supérieurs avec le site que dans l'intégralité de leur réseau. Nous avons connu des journées avec des chiffres que nous ne pensions jamais atteindre.

FNW : Donc des marques sont performantes?

YR :
Oui, plus qu'une performance sur les ventes privées ou les soldes, certaines marques ont fait de bonnes ventes à plein tarif, de bonnes ventes privées et font de bons soldes. Est-ce complexe? Oui, extrêmement. Et j'ai une grande admiration pour celles-ci. Elles réalisent un travail permanent sur la désirabilité du produit, la capacité à créer une proximité sur les réseaux sociaux, impliquant aussi leurs vendeuses, leur communication permanente mais sans créer de lassitude. Elles savent coordonner leur présence sur tous les canaux. Dans nos marques, par exemple, le travail Des Petits Hauts est fabuleux, celui de Lemaire est exemplaire, le travail fait par Parisienne et alors est sublime. Beaucoup font très bien les choses et cela génère de l'optimisme pour tout le secteur.

FNW : Si la fin d'année était dynamique, comment analysez-vous ce démarrage 2021 poussif?

YR :
Je pense que nous avons tous eu tous une bouffée d’oxygène à Noël et au Jour de l’an. Et après cette pause, nous avions envie de repartir sur du positif. Mais la mauvaise nouvelle du variant britannique a cassé les espoirs et les gens ne sont pas dans l'idée de sortir. Nous sommes tous convaincu qu’un nouveau confinement risque d’arriver ces prochains jours ou semaines. Il y a une tristesse et lassitude qui s'empare de chacun. Je suis persuadé qu'à partir de mai cela ira mieux. Si les Français acceptent de se faire vacciner, j'ai un vrai optimisme à partir de l'été prochain.

FNW : Du côté de The Other Store, l'année 2020 a dû être intense avec cette montée en puissance du digital. Comment vous êtes-vous organisé et quel bilan tirez-vous de 2020 ?

YR :
En fait, en début d'année 2020, grâce aux grèves nous avons mis en place l’organisation pour tenir un confinement, évidemment sans le savoir. Des équipes projet à la gestion des clients et l'intégration des outils, tout The Other Store s'était entraîné au télétravail. Quand le confinement arrive nous sommes déjà préparés. Mais ce que nous n'anticipons pas c'est ce moment historique où tout s'arrête. Mon premier réflexe était de penser qu'il y aurait un report du offline sur le online et qu'il fallait tenir. Mais les 15 premiers jours de mars sont catastrophiques. Dans ce moment historique, acheter sa petite robe ou son pull n'avait pas de sens. Donc nous mettons en place le chômage partiel.

FNW : Mais le rebond en ligne a été assez rapide...

YR :
Dès début avril, le scénario positif du rebond s'amorce. Et là, par rapport à nos clients, nous sommes le seul canal de vente. Nous devons être alors à 100% ou même 150% pour pouvoir leur donner la bouffée d'oxygène. Nous avons réinvesti dans tous les budgets. Comme il n'y avait plus de transformation, nous avions arrêté tous les budgets marketing. En avril nous avons tout réactivé. Et cela ne s’est plus jamais arrêté. Le volume d'affaires a franchi les 65 millions d'euros. Nous avons vécu une année historique avec une croissance moyenne des chiffre d'affaires des sites de 50% sur l'intégralité de l'année. Et nous avons un taux de transformation qui est à présent largement supérieur à 1%.

FNW : Comment l'expliquez-vous?

YR :
Parce qu'avant les deux tiers des gens qui venaient sur le site voulaient acheter en boutique. Désormais le report a lieu sur l'online. Et lorsque les clients ont acheté pour la première fois en ligne, ils s'aperçoivent de l'effet positif. La résistance au changement classique par rapport au digital a été cassée de force. Et nous avons enregistré 20% de nouveaux clients.

FNW : Et vous avez analysé leurs profils?

YR :
Nous n'avons pas encore eu le temps. Mais cela sera intéressant. Car une fois que les confinements vont se terminer il faudra voir si nous allons revenir sur les niveaux de 2019 ou si nous allons continuer sur la tendance haussière en ayant capté cette nouvelle clientèle. Et pour la conserver, nous pourrons analyser la base pour savoir comment faire.


Le site de la marque Des Petits Hauts - Capture d'écran



FNW : Quels ont été les plus gros challenges pour vos équipes ?

YR :
L’adaptation continuelle de tous les plans commerciaux. Normalement le calendrier est planifié sur six mois. Là, en fonction des confinements il faut tout changer. Par exemple, durant les soldes, la deuxième démarque a été avancée dans de nombreuses marques. Et nous, nous devons d'avoir la capacité à réagir en 24 heures. L'an dernier, il a fallu accompagner la flexibilité mais aussi l'innovation avec la mise e, place du click&collect, les achats en visio, les délais de retour allongés, la suppression des minimums d'achats... Pour les marques cela représentait une charge supplémentaire, mais l'avantage c'est que quand l'e-commerce croît de 50%, obligatoirement les charges fixes sont écrasées.

FNW : Donc c'était plus rentable d'investir dans ces solutions?

YR :
Dans ce moment là, il n'y avait pas le choix. Le marché l'a imposé. Et comme il s'agissait de la seule source de revenus sur certaines périodes, les marques ont dû y aller.

FNW : Quels sont les trois investissements prioritaires que les marques ont réalisés ?

YR :
La livraison gratuite était le premier choix. Cela fait depuis la création de The Other Store qu'il y a un débat sur l'intérêt de faire la livraison gratuite.  Je pense que le 17 mars, elle était sur tous les sites. En 24 heures, de par ce confinement obligatoire, elle s'est mise en place partout. Le deuxième investissement c'est évidemment le click&collect, malgré les problèmes de flux. Le troisième était l'achat en visio. Et j'ajoute le social selling.

L’achat en visio, nous le faisons par exemple sur Pain de Sucre et les Galeries Lafayette le font aussi très bien, c'est de savoir comment un client peu contacter une vendeuse pour pouvoir acheter en ligne. Concernant le social selling, il y a eu une rupture durant la troisième semaine de mars. A l'époque, tous les professeurs de yoga se mettent à faire du live. On se rend compte qu'avec Instagram il y a du live et qu'il est possible de créer un lien différent avec ses réseaux sociaux. Il y avait eu des tentatives il y a quelques temps avec le réseau Periscope mais l'intérêt était limité. Et là, on a découvert que cet outil s'adapte très bien à des ventes type télé-shopping. 

FNW : C'est un modèle qui a totalement explosé en Chine.

YR :
Exactement. Ce point n'est actuellement pas beaucoup mis en avant. Mais il me semble crucial pour les cinq prochaines années. Nous sommes au tout début, mais la graine est plantée. Je travaille aussi avec des instagrammeurs, via les partenariats avec Musier ou Parisienne et alors. Nous voyons que Laura Tillmann a eu un comportement exemplaire. Elle a déployé une énergie sur un plan plus sociétal, avec une vision bienveillante. Cela lui a permis d'animer sa communauté. Et de faire des ventes.

Nous le voyons tous. Avec le développement du télétravail on ne "sent" pas les gens. Cela rend difficile de créer cette relation humaine. Mais la répétition crée une forme d'intimité. Le fait que les instagrammeuses dévoilent beaucoup de leur quotidien et, fassent quelque chose tous les jours, cela génère une forme de vérité. Et leur communauté leur fait confiance.

FNW : Pour votre organisation quels ont été les plus gros changements?

YR :
La période nécessite une optimisation permanente de notre organisation. Nous étions aussi impliqué dans un gros changement technologique amorcé il y a un an et demi qui est le remplacement de la plateforme Magento par Shopify. Nous finaliserons ce chantier d’ici fin mars. L'autre conclusion de 2020, c'est l’avènement du cloud. Toutes les plateformes, nos messageries, teams sont dans le nuage. Mais les plateformes e-commerce aussi. Nous avons fait le choix de Shopify il y a deux ans et désormais tous nos sites fonctionnent sur cette plateforme.

FNW : Qu'est-ce que cela change ?

YR :
Shopify est utilisée par des millions de boutiques, donc il y a énormément de développements réalisés par leurs équipes mais aussi par tous les développeurs qui construisent des applications pour la plateforme. Et, avec le cloud, la plateforme va se gérer aussi bien depuis chez nous que chez le client. Cela offre une transparence sur le back-office. Dans la demande de réactivité il faut plus que jamais travailler en partenariat.

FNW : Il est question de l’impérative transformation digitale. Toutes les marques l’ont-elles compris ?

YR :
Oui. Nous avons passé la période où certains considéraient que 5% du chiffre d'affaires c'était important mais accessoire. A présent c’est un élément stratégique, et il réfléchissent à comment pouvoir dépasser les 25%.

FNW : La part de l’e-commerce a passé largement la barre des 20% dans l’activité de la vente de mode. Où estimez-vous que cette croissance des ventes en ligne va s’arrêter ?

YR :
Je n'ai pas de réponses mais plusieurs interrogations notamment sur l'évolution du retail. D'abord comment vont fonctionner les centres commerciaux et les centres-villes? Il y a de nombreux points de vente qui étaient juste à l'équilibre les années précédentes et le trafic va baisser en 2021. En 2022, on peut espérer que les gens auront envie de sortir et de bouger. Mais si la crise économique est là, il y aura une décroissance et une déconsommation. Donc les deux prochaines années s'annoncent très complexes pour le retail physique, tout comme le travel retail. Le digital est donc la source de développement. Ensuite, savoir si la part sera de 20% ou 25% n'est pas réellement important. L'important est savoir comment les marques vont continuer à créer de la valeur. Et quel est le nouvel écosystème à construire afin de pouvoir presque se transformer en DNVB.

FNW : Et que doivent-elles faire pour réaliser cette transformation?

YR :
L'enjeu des marques est de comprendre comment fonctionnent les DNVB, pour capter leurs qualités comme la sur-communication digitale, des créations de contenus plus ambitieuses, des cycles courts. Mais ils doivent aussi capitaliser sur leur forte implantation physique qui leur a apporté une confiance des consommateurs. Nous le voyons actuellement, les marques digital native doivent ouvrir des boutiques quand elles veulent réaliser véritablement des volumes de vente. Les univers se rapprochent. Et ce qui devait mettre cinq ans à se faire, arrivera d'ici mi-2022. La crise phénoménale nous oblige à changer notre état d'esprit.

FNW : Vous parliez de déconsommation. Vous pensez que c'est un élément important des comportements?

YR :
J’ai un tempérament écologiste qui me dit que l'on doit avoir une consommation maîtrisée. Mais nous sommes aussi dans une période où nous devons aussi nous faire plaisir. Et s'offrir un nouveau vêtement et se regarder dans la glace, cela apporte une quantité de bonheur très importante. Durant les confinements nous continuions à vendre des chaussures à talons. Pourquoi? Parce qu'il y a le plaisir d'avoir ce très bel objet. La mode s’est aussi s’aimer, se rendre plus beau, un outil de séduction. C'est une donnée forte de l'interaction sociale.

FNW : Beaucoup parlent de devenir phygital ? Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

YR :
Comme le mot omnicanal il y a quelques années, phygital était à la mode. Mais maintenant l'environnement est encore plus complexe. L’e-commerce que nous avons construit chez The Other Store il y a 13 ans, venait en complément d'un réseau avec un site qui était une boutique supplémentaire. Cela changeait tout car elle affichait le prix d'un produit partout dans le monde et était un canal de communication supplémentaire. Mais en termes de chiffre d'affaires, nous étions sur une partie congrue. Désormais l'e-commerce c'est vendre de l'occasion sur VInted, aller sur les marketplaces pour avoir d'autres points de contact, c'est la vente à l'international, c'est créer du trafic vers les boutiques mais aussi vers le site.

La complexité est infiniment plus importante. Les enjeux pour les marques sont de savoir quelles sont les bases de leur distribution. Le phygital est un aspect, cependant lorsqu'il faut faire du social selling, de l'occasion, de la marketplace et de l'omnicanal, ce sont des e-commerces très différents. Mais à la fin tous parlent au même client. Il faut donc créer une cohérence.

FNW : Nous ne sommes donc qu'au début des grands chantiers pour les marques?

YR :
Il y a une complexité du web qui ne fait que s'accentuer. Un de nos challenges est d'accompagner les marques dans cette complexité. Toutes les marques ont ces quatre piliers en tête. Ensuite en fonction de leur taille, de leur chiffre d'affaires et de leur organisation, elles se lancent plus ou moins vite.
 
FNW : Au final, d'un point de vue opérationnel, comment abordez-vous cette année ? Quelles sont vos priorités ?

YR :
Nous allons gérer plus de trente marques sur Shopify sur 2021, donc nous développons une réelle expertise. Le deuxième axe est de continuer de décrypter la complexité de l'e-commerce. Enfin, nous allons renforcer notre mission "Direct to Consumer". Nous rencontrons d’autres sociétés hors du secteur de la mode et qui veulent se lancer et nous allons les accompagner.

Objectivement pour les six prochains mois, il y a tellement d'incertitudes positives et négatives que je ne peux pas me projeter. Si le vaccin fonctionne, en septembre la vie peut repartir, et hormis les voyages qui ne seront pas possible, nous passerons à autre chose. Mais s'il y a un variant, brésilien ou autre, qui se met en place et pour lequel il faut un autre vaccin, nous repartons pour six mois voire un an. Donc ce que j'essaye de faire c'est de bien gérer l'entreprise à deux mois. Et pour cela nous imaginons systématiquement le pire pour pouvoir se rétablir. Et quand au final c'est mieux, tout est plus simple.
 
 

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